Le récit de Gwennen (6/15) : Le piège
Après cet incident, la vie reprit son cours au Palais des Brumes, telle une rivière paresseuse. Bien que ne disposant alors d'aucun moyen d'estimer l’écoulement du temps, je suppose que mon séjour en ces lieux dura approximativement un mois. Je me satisfaisais des plaisirs simples que m'offrait cette nouvelle existence. Avec mon nouvel ami, nous devisions plaisamment lors de promenades sans fin dans les couloirs. Le dépouillement des lieux finit par m'apparaître comme une perfection évidente, au point de me demander comment j'avais jadis pu m'intéresser à des choses aussi superflues que la couleur d’un arbre ou l'odeur de l'océan. Lorsque j'essayais de me remémorer la raison de ma présence au palais, mes souvenirs devenaient aussi brumeux que mon environnement. J'avais vaguement l'impression que j'attendais quelqu'un qui n'arrivait jamais, mais dont la présence aurait de toute manière rompu l'harmonie à laquelle j'aspirais.
Tout bascula lorsqu'un jour (ou une nuit ?), mon compagnon de voyage entra dans la pièce où je me trouvais. Cela faisait un certain temps que je ne l'avais plus vu, et sur le moment j'eus du mal à le situer. Ses traits me semblèrent familiers, mais ce ne fut qu’après un examen soutenu que je le reconnus tout à fait. Il s'était approché de la même démarche glissante que nos hôtes, et je me souviens avoir tout d'abord ressenti une certaine jalousie à le voir se déplacer de la sorte. Comme j'aurai aimé pouvoir avancer du même mouvement posé, progressant à travers la brume sans la déplacer. Malgré mes efforts pour m'intégrer à ce lieu de paix, j'avais toujours l'impression de me déplacer sans grâce, basculant maladroitement d'une jambe sur l'autre.
Le marin me saisit par les épaules et me secoua assez rudement, m'arrachant à ma rêverie. "Ecoute-moi attentivement." me dit-il en tentant d'attirer mon regard fuyant. "Je n'ai pas beaucoup de temps avant qu'elles me retrouvent, mais il faut absolument que tu m'écoutes, et que tu comprennes ce que je vais te dire.". Son discours sans queue ni tête m'agaçait, tout comme son ton agressif. J'aurais préféré qu'il parte retrouver les jumelles et qu'il me laisse tranquille. Au lieu de cela, il me gifla violemment, ce qui eut pour effet de me réveiller tout à fait. Je m'apprêtais à lui demander ce qui ne tournait pas rond chez lui, mais il me réduisit au silence d'un simple regard. Je ne l'avais jamais connu aussi sérieux, et il était clair qu'il n'hésiterait pas à me frapper à nouveau si je ne lui accordais pas toute mon attention.
"C'est bien…" dit-il d'une voix hachée par l'émotion. "Tu dois garder cet état d'esprit. Sois en colère après moi si tu le souhaites, mais ne retombe pas dans leur piège.". Désormais pleinement consciente et effrayée par ses paroles, j'acquiesçais de la tête. "Car il s'agit bien d'un piège..." continua-t-il. "Ce château, cette brume, toute cette île peut-être bien. Il agit sur nous, sur notre esprit comme sur notre corps. Je n'ai pas vu mon reflet dans un miroir depuis longtemps, mais en observant ton visage je suppose que nous avons tous deux subit le même sort.". "Mais de quoi parles-tu ?" le questionnai-je d’un ton inquiet, tout en portant par reflexe la main à ma mâchoire. "Tes cheveux ! " répondit-il brutalement, "Ton nez, tous tes traits. Tu leur ressembles comme une sœur.". Ses mots me firent l'effet d'une décharge électrique. Tout en l'écoutant, le souvenir de son vrai visage me revint en mémoire. Et il avait raison. De nombreux détails de son visage étaient modifiés, faisant de lui une copie très proche de membres de cette étrange famille.
"Ce piège nous modifie." poursuivit-il. "Il nous fait oublier qui nous sommes, et pourquoi nous sommes ici. Il change aussi notre apparence, jusqu'à faire de nous une de ces… choses. Tu ne comprends donc pas ?". Mon ami accompagna cette question d'une nouvelle secousse sur mes épaules. Commençant à entrevoir l'horrible vérité de ses révélations, je l'interrogeai : "Tu veux dire que nous devenons comme eux ?". "Oui, mais pas seulement pour leur ressembler.", me répondit-il, des sanglots dans la voix. "Pour devenir eux… pour les rejoindre dans cette hideuse forme de…". Il ne put achever sa phrase, apparemment victime d'une soudaine douleur. Ses mains se posèrent sur ses hanches, et il se mit à osciller d'avant en arrière, comme une marionnette incapable de contrôler ses propres mouvements. Lorsque la crise fut passée, il avait le souffle court et le regard d'un fou…
"Le maléfice qui œuvre en ces lieux ne doit pas nous atteindre de la même manière. Je pense que tes origines te protégent et ralentissent le sortilège. Laisse moi vérifier.". Sur ces paroles, il se rapprocha encore de moi et fit rapidement descendre ses mains le long de mes cuisses. Plus effrayée que gênée par son attitude, je le laissais poursuivre son examen tactile. Il s'accroupit, disparaissant presque totalement dans la brume tandis que ses doigts palpaient mes mollets, puis mes pieds. Quand il se releva, une lueur d'espoir brillait dans ses yeux. "Tu peux encore partir d'ici." prononça-t-il avec difficulté. "Pour moi par contre, c'est trop tard.". "Mais non !" rétorquai-je, "Nous pouvons fuir ensemble maintenant que tu m'as ouvert les yeux.". "C'est trop tard !" répéta-t-il d'un ton où la colère se mêlait à la détresse la plus profonde. "Je fais… partie d'eux désormais. Mais c'est ce qui va me permettre de te sauver.". Me saisissant par la main, mon ami m'entraîna sans ménagement vers un mur, dont un panneau s'effaça pour nous laisser passer dans une autre pièce. D'une voix dure et autoritaire, il m'assénait des ordres tout en me guidant dans le brouillard.
"Nous allons revenir dans le hall d'entrée, et tu vas quitter cet enfer sans te retourner. Tu vas refaire en courant le trajet jusqu'au bateau, et tu partiras… Ne m'interromps pas !" hurla-t-il à mon attention, alors que j'essayais de lui faire comprendre que je ne partirai pas sans lui. "Je suis en train de te sauver la vie," poursuivit-il, "aussi ne te soucie pas de moi, car je suis déjà mort.". Notre course dans une large galerie fut brusquement interrompue par l'apparition soudaine, à quelques mètres devant nous, du fils de la maisonnée. "Laisse-la tranquille…" ordonna-t-il à mon ami d’une voix trop calme, "…car elle sera bientôt des nôtres.". "Reste derrière-moi." me chuchota mon compagnon, visiblement décidé à en découdre. Je reculai de quelques pas et entrepris de les contourner pour attaquer notre adversaire à revers. Mais à ma grande surprise, et pour la première fois depuis que j'habitais au Palais des Brumes, je trébuchai sur une chose dissimulée par le brouillard. Tout en chutant gauchement sur le sol, je réalisais avec effroi que nous n'étions pas les seuls dans cette galerie. Quelque chose se cachait dans la brume, et cette chose rampait autour de moi…