L'initiation (3/15) : Le coffret

Profitant que l’homme quittait le couloir obscur pour entrer dans la pièce, j’observais son apparence. Ce fut son exceptionnelle beauté qui attira immédiatement mon attention. Quels subtils métissages avait-il fallu pour arriver à un tel idéal (à moins que, et plus raisonnablement, le Peintre ne fut pas plus humain que la Harpiste…) ? Il avait la peau sombre, presque noire, un sourire parfait, et des yeux légèrement bridés qui semblaient voir au plus profond de moi lorsqu’il me regardait. Son visage sans défaut semblait avoir été modelé par un sculpteur de génie, et chaque détail de ses traits, depuis une légère fossette au menton jusqu’à ses longs cheveux bouclés, forçait l’admiration. Ses vêtements étaient cachés par une longue cape passe-partout, mais les pans de celle-ci s’écartèrent légèrement lorsqu’il s’assit à la table, me permettant d’apercevoir une tenue de soie et de velours digne d’un prince de conte de fée. L’aubergiste et moi-même nous rassîmes également, et la conversation reprit son cours.

« Si je peux me permettre… » commença mon interlocutrice en questionnant du regard le nouveau venu, «… je crois qu’il faudrait tout de même préciser que vous êtes beaucoup plus qu’un simple peintre. ». Se tournant vers moi, elle poursuivit : « La Croisée des mondes se dresse sur une sorte d’île. La rivière qui coule non loin se sépare en un second bras un peu plus en amont. Ces deux bras se réunissent quelques kilomètres plus bas, formant ainsi la bande de terre isolée où nous nous trouvons. De ce côté (elle indiqua de son pouce la direction de la fenêtre), s’étend un domaine principalement recouvert d’une forêt. Jusqu’à ce que le maître des boggarts s’en empare, il était contrôlé par la mère de notre amie commune. Et par-là (elle montra le mur opposé), en franchissant l’autre bras de la rivière, on arrive sur un autre domaine dont le gardien vient de nous rejoindre. ». Ainsi donc, ma comparaison était justifiée, et l’homme attablé à mes côtés n’était sûrement pas plus humain que la mère de Gwennen. Estimant que demander si tous les gardiens étaient d’une même beauté surnaturelle serait une question hors de propos dans ces circonstances, je décidais de revenir sur le sujet de notre réunion…

Plein d’espoir, je demandais au gardien : « Vous allez nous aider à combattre l’être sans visage ? ». L’homme eu un sourire gêné, et me répondit d’une voix profonde : « En quelque sorte, mais ce n’est pas aussi simple que cela. Cette créature, puisqu’elle a réussit à vaincre ma voisine, dispose forcément de pouvoirs en face desquels je serai sûrement impuissant. De plus, et heureusement pour moi, elle ne semble s’intéresser qu’au domaine de la forêt. Tu dois comprendre que je n’aurai aucun intérêt à m’investir ouvertement dans cette lutte qui n’est pas la mienne… ». Choqué par sa réponse, je l’interrompis : « Mais rien ne dit qu’il ne se contentera que d’un seul domaine ! J’ai vu son armée de boggarts, et il pourrait très bien marcher sur vos terres par la suite. Vous pourriez sûrement faire quelque chose… peut-être convaincre d’autres gardiens de s’allier à vous ? ». L’homme secoua négativement la tête avant de répondre : « Les autres domaines sont loin d’ici, et leurs gardiens sont encore moins concernés que moi par cette bataille. Ne prends pas ça pour de la lâcheté… Nous avons tous d’énormes responsabilités vis à vis de nos terres et de ceux qui y habitent. Déclarer la guerre à un ennemi inconnu et supérieur serait une décision bien trop lourde de conséquences. »

« Mais je suis tout de même venu t’apporter mon aide. Il y a quelques mois, ma consœur de la forêt m’a demandé de réaliser un tableau du Manoir de l’absolu. Elle souhaitait l’utiliser pour attirer dans les contrées du rêve un haut-rêvant qui l’aurait aidé dans sa lutte. C’est toi qui a répondu à son appel, mais les choses n’ont hélas pas tourné comme elle l’aurait souhaité. Puis, il y a une dizaine de jours, c’est sa fille qui s’est présentée à mon palais pour une requête similaire. J’ai là encore accédé à sa demande, et je suis venu en personne t’apporter ce soir ce qu’elle m’a demandé de réaliser pour toi. ». L’homme sortit alors d’une poche intérieure de sa cape un objet qu’il posa sur la table. Il s’agissait d’une petite boite plate, en bois précieux, à peu près de la taille d’une carte postale. « Prends ce coffret avec toi, mais ne l’ouvre pas pour le moment. Il contient trois dessins que j’ai réalisés à ton attention. J’aurai souhaité pouvoir travailler sur de véritables peintures, mais le temps nous manquait. Je pense cependant, en toute modestie, que ces croquis suffiront. »

« Que représentent-ils, et en quoi vont-ils m’aider ? » questionnai-je tout en prenant délicatement le coffret. Ce fut la tenancière qui me répondit : « La principale difficulté pour les hauts-rêvants inexpérimentés comme vous est de maîtriser ce que nous appelons le temps du rêve. Actuellement, le temps que vous pouvez passer dans les hautes-terres correspond au temps pendant lequel vous dormez dans le monde de l’éveil, ce qui limite fortement les lieux que vous pouvez visiter. Mettons que vous sortiez et que vous avanciez droit devant vous. Vous ne pourrez marcher ainsi que quelques heures avant de vous réveiller. Et lors de votre prochain rêve, de retour à la Croisée des mondes, vous auriez à nouveau à parcourir le même chemin. Tant que vous ne maîtriserez pas le temps du rêve, vous serez condamnés à n’évoluer qu’autour de votre point de passage, que ce soit cet établissement ou encore le manoir par lequel vous étiez précédemment passé. ». J’acquiesçais d’un signe de tête pour lui indiquer que je comprenais ses explications. Le peintre reprit la parole : « Mes toiles et mes croquis ont la particularité de stimuler l’imagination des hauts-rêvants. Si tu regarde un de ces dessins avant de t’endormir, tu pourras voyager jusqu’à ce lieu des hautes-terres, qui deviendra alors un nouveau point de passage pour toi. Cela te permettra de rejoindre facilement notre jeune amie, bien qu’elle se trouve maintenant à plusieurs jours de voyage d’ici. Par la suite, lorsque tu maîtriseras tes capacités, tu n’auras plus besoin de ce genre d’aide… ».

Les informations que venaient de me donner mes deux nouveaux alliés me fascinaient. Bien que banni du domaine de la Harpiste et à moitié interdit dans l’auberge, je pourrai tout de même revenir dans les contrées du rêve, et mieux encore, visiter d’autres lieux ! Qui plus est, je n’aurai plus besoin de me saouler pour le faire, ce qui me soulagea également. J’avais tout d’abord considéré que le peintre avait peur de se joindre à la lutte, mais le cadeau qu’il venait de me faire me serait d’une aide inestimable. Je le remerciai donc chaleureusement, ainsi que la tenancière qui avait prit le risque de m’accepter temporairement dans son établissement. Ils me répondirent amicalement, heureux de ma réaction et de ma motivation. Leurs paroles avaient néanmoins éveillé ma curiosité, aussi je ne pus m’empêcher de leur poser une autre question : « Depuis que je visite les contrées du rêve, tout le monde me parle comme si je disposais d’une sorte de grand pouvoir. Comment pouvez-vous être sûrs que j’aurai la force de combattre notre ennemi ? J’ai effectivement déjà fait quelques… je ne sais pas comment dire… quelques trucs vraiment étranges, mais je n’ai pas l’impression de maîtriser quoi que ce soit. Et surtout, je suis persuadé d’être moins apte que vous tous. ». Le gardien plongea ses yeux dans les miens et me répondit : « Tu ne dois surtout pas douter de ton potentiel, haut-rêvant. C’est même une des conditions nécessaires à son développement. La maîtrise de tes pouvoirs passe par une phase nécessaire, que l’on appelle « initiation ». La tienne commence cette nuit, ici même et maintenant ! ».